Articles paru dans GEO en avril 1993.
La passion médiévale de Viollet-le-Duc
S'enthousiasmant pour l'art du Moyen Age, l'architecte Viollet-le-Duc, au siècle dernier, se posa comme un théoricien des fortifications. Sans doute en réaction contre ses contemporains qui n'en appréciaient que le décor ou le pittoresque.
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Belle fortification du XIVe siècle, le château de Roquetaillade, en Gironde, est l'un des rares châteaux forts qu'ait restaurés Eugène Viollet-le-Duc. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le château fort est à la mode. On restaure, on reconstruit. On élève aussi d'innombrables pastiches : une demeure de quelque importance se doit d'avoir tours, mâchicoulis et crénelage. On pourrait donc s'attendre à ce que l'un des plus vigoureux défenseurs de l'art roman (Vézelay) ou de l'art gothique (Notre-Dame de Paris), celui qui restaure Carcassonne, Coucy et les remparts d'Avignon, qui reconstruit Pierrefonds, réponde à de multiples commandes. En fait, concernant la restauration ou la construction de châteaux privés, on ne connaît de Viollet-le-Duc qu'une dizaine de projets, dont seulement la moitié seront réalisés. Alors que d'autres architectes «castellisent» à qui mieux mieux, il déplore la floraison de pseudo-châteaux forts. Ce type de construction du Moyen Age n'est plus en rapport avec les mœurs du XIXe siècle, explique-t-il. Trop d'entre eux ne sont que des «joujoux» avec leur crénelage miniature derrière lequel «un rat est à peine abrité», ou avec leur tour d'angle qui ne sert qu'à cacher l'escalier de service. Il n'aime pas ces nouvelles demeures «inhabitables et prétentieuses».
S'il se refuse à être l'instrument docile des «caprices du moment», Viollet-le-Duc n'en a pas moins largement contribué à donner au public le goût de la fortification médiévale en la faisant connaître et comprendre mieux que personne. Le restaurateur est d'abord, selon lui, un historien attentif. Il lit les chroniqueurs, étudie et commente les récits de sièges, cherche à situer sur le terrain les différentes phases des assauts, souligne le rôle des machines de guerre, connaît les armes, les outils, les vêtements. Parfois, il se trompe, sur les effectifs par exemple, qu'il grossit exagérément, mais les conclusions qu'il tire, les nombreuses restitutions qui illustrent son fameux «Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle», (1854) ne prêtent à la critique que sur des détails.
Rétablir l'édifice dans son état complet
Menée à partir de 1852, la restauration des deux
enceintes et du château de la Cité de Carcassonne est exemplaire
de la manière de Viollet-le-Duc, même si elle se poursuit après
sa mort en 1879. Les parties refaites ne représentent que 20% environ
de l'ensemble du monument, essentiellement les toitures et le haut des murailles
avec leur crénelage. On a dénoncé les couvertures d'ardoise
comme une hérésie dans un Midi où règne la tuile
canal, mais c'est oublier que la plupart des tours ont été construites
ou remaniées par des architectes royaux venus du nord de la Loire lors
de l'annexion du Languedoc à la couronne (XIIIe siècle). La réfection
totale du crénelage, la pose de hourds sur une partie du château
peuvent apparaître comme des excès de zèle. A Carcassonne,
l'architecte a voulu «rétablir l'édifice dans son état
complet» pour mieux faire comprendre au public ce qu'était l'architecture
militaire médiévale. Il ne s'agissait pas seulement de sauver
le monument de la ruine mais d'en faire un véritable outil pédagogique.
Certes, l'oeuvre n'est pas parfaite, mais si l'on tient compte des connaissances
de l'époque (l'archéologie en est à ses balbutiements),
des limites techniques (le béton armé qui permet des restaurations
« chirurgicales» n'existe pas) et de l'ambiance néogothique
propice à toutes les fantaisies, c'est une réussite. Au vrai,
l'essentiel de la restauration est ailleurs : dans une véritable mise
en valeur du monument par la patiente expropriation (avec dédommagement)
de ceux qui avaient construit leur maisonnette contre les murailles et la démolition
de tous les bâtiments parasites. Dans la création, enfin, d'une
zone entourant la cité où toute construction serait prohibée.
Il s'agit là d'une des premières prises de conscience du rôle
de l'environnement. Pour Viollet-le-Duc, l'architecture est comme «l'enveloppe»
d'une civilisation et on ne saurait admettre «l'étude du vêtement
indépendamment de l'homme qui le porte». Si son «Histoire
d'une forteresse», publiée par Hetzel en 1874, remporte un vif
succès, c'est qu'elle n'est pas un froid traité d'architecture.
A partir de l'exemple imaginaire de Laroche-Pont, Viollet-le-Duc crée
une citadelle idéale; on y voit, depuis le fond des âges jusqu'à
Vauban, évoluer l'art de la fortification. Mais les hommes sont présents
à chaque page, héros guerriers ou obscurs tâcherons. Le
château n'est pas simple objet d'étude; il est l'acteur d'une épopée
guerrière pleine de vie et d'action où l'image et le texte s'épaulent
mutuellement. De même, l'article «château» du Dictionnaire
fourmille d'exemples concrets, d'épisodes révélateurs de
telle ou telle pratique offensive ou défensive.
La passion des châteaux que Viollet-le-Duc a cherché à communiquer
a été mal comprise par ses contemporains. Ils ont aimé
le pittoresque, le romantisme, l'impressionnant, en un mot le décor;
lui cherchait dans l'architecture militaire médiévale les racines
de son art, un art où la fonction dicte la forme, où la construction
a pour guide la raison. Jean-Pierre Panouillé
Deux sauvetages exemplaires
Les châteaux construits au début du XIVe par le
pape Clément V et ses neveux, entre Garonne et Ciron, au sud de Bordeaux,
ont connu des destins fort divers. Alors que la Trave est réduit à
quelques tas de pierres, Roquetaillade,
restauré par Viollet-le-Duc, n'a jamais cessé d'être habité.
Son propriétaire actuel, le dynamique vicomte de Baritault, y organise
de nombreuses activités : visites, réceptions, séminaires,
tournois de chevalerie, etc. Entre ces deux extrêmes, Budos et Villandraut,
palais-forteresses du pape, ont conservé de très beaux vestiges.
Un groupe d'étudiants en architecture commence à s'intéresser
au château de Budos en 1981. Ils créent l'association Adichats,
s'affilient à l'union REMPART, passent un accord avec le propriétaire
et s'attaquent au débroussaillage. Le site étant inscrit, les
travaux se déroulent sous la surveillance de l'architecte des Bâtiments
de France. Puis l'association prend contact avec les propriétaires du
château de Villandraut, dont les tours dominent les toits du bourg. Un
exemple très pur d'architecture gothique : le château n'a presque
pas été touché depuis son origine. Accord conclu : les
propriétaires signent un bail emphytéotique de quarante ans avec
l'association qui lance alors les travaux sous le contrôle plus strict
de l'architecte des Monuments historiques, car le site est classé. Les
chantiers se succèdent, des artisans locaux rejoignent le groupe (maçons,
tailleurs de pierre), les projets s'affinent. Cet été, la grande
cour fermée de 1 500 mètres carrés accueillera dix représentations
théâtrales et, dans un futur plus lointain, Adichats aimerait y
créer un centre de sculpture contemporaine. Mireille Thibault