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Article paru en juin 2002 dans Le Festin

En Bazadais un château décoré par Viollet-le-Duc et Edmond Duthoit
par Jean-Claude Lasserre.

Plans, dessins, aquarelles, rien n'échappe au regard de Viollet-le-Duc lorsqu'il entreprend la restauration et l'aménagement du château de Roquetaillade. Maître d'ouvrage et inspirateur d'un « rêve médiéval », il livre, par l'intermédiaire de son jeune élève Edmond Duthoit, une véritable démonstration de ses théories. Indissociable de l'architecture, le décor devient un vaste poème symphonique rigoureusement orchestré par la couleur.

Le grand escalier Détail des toiles peintes de la salle à manger.

 


C'est en 1864 que le marquis Lodoïs de Mauvezin et son épouse Geneviève, née Galard-Béarn, vont faire appel à Viollet-le-Duc pour restaurer et aménager, grâce aux importants revenus de leurs domaines vinicoles en Médoc, le château de Roquetaillade, ancienne forteresse-résidence du cardinal Gaillard de la Motte, neveu du pape Clément V, situé dans la commune de Mazères, près de Langon, et choisi parmi toutes les autres propriétés familiales car seul susceptible, semble-t-il, par suite de son passé prestigieux et de ses possibilités d'agencement, de leur faire vivre, une fois transformé, « un rêve médiéval capable de compléter jusqu'au moindre détail le décor de leurs illusions » (Philippe Jullian, « Les conquêtes de Roquetaillade »).
En l'absence de tout renseignement sur les motivations précises et les circonstances exactes ayant présidé au choix de l'architecte – la recommandation de Léo Drouyn dut être cependant décisive –, on peut vraisemblablement penser qu'étaient parvenus jusqu'aux Mauvezin la renommée de Viollet-le-Duc et l'intérêt suscité par les travaux alors en cours d'exécution à Pierrefonds, travaux qui transformaient la « ruine pittoresque » qu'était devenu l'ancien château de Louis d'Orléans en résidence habitable et dont la décoration et l'ameublement étaient conçus en accord de style avec l'architecture médiévale. Il y avait là, toutes proportions gardées, une similitude frappante avec le désir des Mauvezin et un modèle fascinant et tentant pour un couple riche, entreprenant et somme toute audacieux, en tous les cas convaincu du génie du restaurateur... et de leur sûreté de goût. Il n'est que de lire les lignes d'une imperturbable et touchante sérénité écrites en 1868 dans son journal intime par Madame de Mauvezin après une visite au chantier de Mazères en compagnie de ses amis Marcellus et Montesquieu, pas aussi admiratifs qu'elle l'aurait souhaité : « En cela rien ne nous est plus égal. C'est l'homme le plus habile en son genre qui en a la responsabilité, son avis est celui d'un maître, nous avons l'esprit tout à fait tranquille. Il ne peut pas être qu'il ait fait partout des choses remarquables et que pour nous l'inspiration ait été toujours mauvaise. Donc, si la critique s'exerce, peu nous importe. Nous n'y pensons même pas. Nous acceptons les compliments sans y croire, nous tâchons d'être modestes et nous sommes très contents dans notre fort intérieur... »

Duthoit assure la surveillance des travaux

Cependant, trop occupé par de nombreuses activités qui l'empêchent de venir souvent en Gironde (il y viendra cependant plusieurs fois, notamment en 1866, 1868, 1870, les paiements par les Mauvezin des frais de déplacements l'attestent avec certitude), Viollet-le-Duc confie, comme pour d'autres commandes, la surveillance des travaux à celui qu'il nomme « mon jeune aide de camp » (archives Roquetaillade, lettre du 26 juin 1867), son élève Edmond Clément Marie Duthoit (1837-1889), d'une famille d'artistes d'Amiens qui avait participé en 1863-1864 au voyage en Syrie du comte Melchior de Vogué, collaboré à la publication de son Architecture civile et religieuse du Ier au VIIe siècle en Syrie et, peut-être, selon Barry Bergdoll, travaillé à la restauration de Pierrefonds. Toutefois, et avec tous les risques d'erreur toujours possible, pouvons-nous cependant attribuer à Viollet-le-Duc la paternité indiscutable d'un certain nombre de réalisations, et tout d'abord la restauration proprement dite du château.

1865-1867 : mise en place de baies trilobées ou quadrilobées inexistantes mais copiées sur celles du donjon et des merlons montés sur parapets à mâchicoulis avec couronnement de pinacles ; transformation au nord-est d'un ancien massif encadrant la porte charretière avec invention d'une loggia ; aménagement de la cour intérieure et de l'élévation nord-ouest du donjon, provoqué par l'établissement du grand et spectaculaire escalier intégrant l'ancien voûtement de premier étage (fonds Duthoit, nombreux dessins datés et signés Viollet-le-Duc pour le décor sculpté intérieur et extérieur).

1868-1869, enfin : décoration et ameublement de la salle à manger (chaises, table, grand buffet de l'ébéniste Gasc et décor de toiles peintes de fleurs et d'oiseaux, commandés chez Nicolle, à Paris). À Edmond Duthoit, nous attribuerons plus volontiers, la création des deux chambres dites rose et verte. La deuxième campagne de travaux, conduite par Duthoit seul, concerna essentiellement la restauration et la décoration de la chapelle, rien n'étant véritablement entrepris pour achever les travaux du premier étage.

Une collaboration sous influence

De nombreux documents (archives Roquetaillade, fonds Duthoit) témoignent aussi de l'étroite collaboration dans laquelle travaillaient les deux hommes et prouvent sans nul doute que Viollet-le-Duc fut non seulement, jusqu'en 1870, le maître d'oeuvre des travaux (nombreuses factures portant référence à ses ordres, supervisées et arrêtées par lui ; mémoires portant la mention « sous la direction de Monsieur Viollet-le-Duc architecte » ou approuvés en son nom par Duthoit ; frais d'honoraires), mais aussi l'inspirateur indéniable, par son action « sur le terrain » et ses écrits, des réalisations qui vont faire de Roquetaillade un chantier important et comme une nouvelle démonstration, même par Duthoit interposé, de ses idées en matière de restauration et d'aménagement intérieur, décor et mobilier.
Dans une lettre non datée (autour de 1870 ?), adressée par Duthoit à Madame de Mauvezin, qui suivait de très près les travaux d'aménagements intérieurs, on trouve le passage suivant qui illustre parfaitement cet aspect de l'inspiration, théorique et livresque : « Je n'ai pas encore commencé l'étude de la procession de Roquetaillade. Monsieur Viollet m'avait fait espérer son volume du costume pour la fin de décembre, mais il n'est pas encore paru et cet ouvrage m'est indispensable pour donner à nos personnages leur véritable physionomie... » Ailleurs, des notes prises en 1868 par la marquise de Mauvezin lors d'une visite de l'architecte, « pour pouvoir rendre un compte exact à Lodoïs (alors malade) de tout ce qu'il aura dit, décidé ou critiqué », nous renseignent sur sa façon de travailler en tournée. Avec toute l'attention d'un scribe appliqué, elle le montre parcourant le château pièce par pièce, examinant l'état des travaux, parfois en silence, parfois avec un enthousiasme certain, louant, approuvant ou ne ménageant pas ses critiques : en quelques mots, il propose, entre autres, une indication de couleur pour l'escalier — que, par ailleurs, il trouve réussi — et se déclare « enchanté de l'effet de ses ouvertures », donne une idée pour le puits et le réservoir pour les eaux, propose des solutions techniques pour une pompe à eau, exige la séparation du « tuyau de la cuisine de celui des chambres pour qu'on n'ait pas à faire monter l'eau inutilement dans les chambres lorsqu'on n'y sera pas » (la maison aura une buanderie, une salle de bain, le chauffage, etc.), étudie « la partie du jardin » et de la chapelle, désapprouve les propositions pour les écuries et, monté sur le chemin de ronde, prend son temps à regarder « le fond du ciel qui est si bleu ». Sans aller trop loin dans le détail, il convient toutefois de donner quelques indications sur la façon de travailler des deux architectes et le déroulement des travaux préparés dès 1864 par Duthoit qui avait réalisé un certain nombre de relevés et procédé aux études préliminaires indispensables.

Des dessins et des aquarelles illustrent les projets

Les propositions pour le décor et l'ameublement des principales pièces du château — parfois laissées inachevées ou même jamais réalisées — étaient faites à l'aide d'aquarelles très précises, signées Duthoit, qui en a exposé un certain nombre au Salon de 1868 (Paris, Salon, pp. 513-514) sans que soit — mais il en fut toujours ainsi — mentionné le nom de Viollet-le-Duc. Quant au mobilier, il était exécuté « d'après dessins et plans » de Viollet-le-Duc ou Duthoit, à Paris — avec beaucoup d'autres fournitures —, chez l'ébéniste Gasc ou ses successeurs Tricot et Jeancourt, « sculpteurs, ornemanistes, fabricants de sièges, chaises et fauteuils », au 32, rue de la Contrescarpe.
Démontés, mis en caisses, expédiés par chemin de fer — non sans quelques accidents dont les archives de Roquetaillade gardent trace —, jusqu'à Bordeaux ou Langon, ces meubles, avec toutes les garnitures, rideaux, et y compris les sommiers élastiques, étaient déballés, puis remontés par des artisans locaux, opérations multiples dont les mémoires tiennent compte : « Depuis huit jours, je l'ai prévenu [Lafitte, menuisier] d'avoir à préparer les estrades. Peut-être faudra-t-il un tapissier pour clouer les velours et les franges des estrades. Vous en avez un, je crois, à Langon ou bien faudra-t-il dire à Lafitte d'en amener un. » (Duthoit à Madame de Mauvezin. Lettre du 28 juin, non datée, 1869 ?) Par ailleurs, le gros des travaux était l'œuvre d'artisans locaux ou bordelais, comme Dubert et Licardie, maçons, Capelle et Chertier, sculpteurs, Lafitte, menuisier, ce dernier estimé par Duthoit comme un excellent entrepreneur mais, avec ses ouvriers, « peu habitués à traiter le style moyenâgeux ». (Duthoit à Madame de Mauvezin. Lettre du 30 mars 1870).

Les meubles exécutés par Tricot et Jeancourt pour les chambres verte et rose, sur des dessins très précis de Duthoit, publiés et présentés par A. de Baudot dans la Gazette des Architectes et du Bâtiment (t. VII, pp. 245-246, 247, 260, 261), trouvent souvent leur origine dans les nombreux dessins illustrant les articles « fauteuil », « chaise » ou « lit » du Dictionnaire raisonné du mobilier français, publié par Viollet-le-Duc à partir de 1858 ; armoire peinte de Noyon, avec son crénelage caractéristique, pour modèle de l'armoire à étagère suspendue de la chambre rose ; dessin du trône de Charles V, d'après un sceau de ce prince, pour les têtes des chiens formant les accotoirs d'un fauteuil de la chambre verte qui emprunte également au dessin de l'article « chaise » le motif décoratif ornant la partie supérieure du dossier ; miniature du XIIIe siècle pour les lits, leur structure, la forme de leurs pieds et « avec en particulier un intervalle libre dans le milieu de l'un des grands côtés pour permettre à la personne qui veut se coucher de se placer sans effort entre les draps » et « des courtines pendues au plafond avec des tringles en fer ou en bois », fidèlement copiées par Duthoit pour accrocher les rideaux encadrant les lits des deux chambres.

Originalité et confort du mobilier

Mais, si les modèles sont bien à chercher à l'époque médiévale, leur conception doit être adaptée et appropriée aux usages de la vie moderne, c'est-à-dire qu'ils doivent être fonctionnels, faciles à transporter et à déplacer, donc munis de roulettes et, bien entendu, confortablement rembourrés. C'est ce que souhaitait Prosper Mérimée dans son compte rendu du 14 février 1859, saluant la parution du premier tome du Dictionnaire du mobilier : « En employant les mêmes matières qui ont servi à nos aïeux, il faut les approprier à nos usages et à nos besoins modernes. » Ce que Duthoit ne manque pas de faire avec beaucoup de recherche et d'invention — que se plaisait d'ailleurs à souligner A. de Baudot, comme en écho aux propos de Mérimée : « Ces meubles, bien que conçus dans le style du château de Roquetaillade dont la construction remonte au XIVe siècle, sont composés avec une grande liberté et possèdent un certain caractère d'originalité » ; originalité des formes adaptées aux dispositions voulues, des assemblages « francs » et laissés apparents à dessein pour mieux souligner la structure et indiquer, selon les préceptes de Viollet-le-Duc, la fonction à laquelle ils sont destinés, donnant ainsi à certains meubles un côté linéaire et graphique extrêmement séduisant ; originalité de l'emploi de la couleur du décor peint (poirier noirci avec filets or et rouge pour le mobilier de la chambre verte ; bois laqué blanc et or, sculptures et moulures en plusieurs tons de couleur, décor et lettre – le chiffre des Mauvezin – sur les portes) – procédé que Madame Samoyault a rapproché de certaines pièces du mobilier anglais de la même époque (Exposition universelle de Londres, en 1862) dessiné par l'architecte Burges (1827-1881), avec, d'ailleurs, références au Dictionnaire du mobilier. Originalité donc, mais aussi qualité de l'exécution, entraînant des retards dans la livraison : « II nous reste à souligner les armoires blanches. C'est un travail qui a besoin de sécher à chaque couche de vernis. Cela va nous donner encore une dizaine de jours. » (Lettre de Tricot et Jeancourt du 28 juin 1869.) Et simplicité peu courante au regard de beaucoup de productions de l'époque (leur confrontation avec la première conception du décor, visible sur l'aquarelle de Duthoit pour la chambre rose, montre que le travail s'est fait dans le sens de l'épuration des formes) et, enfin, sens du confort. Soulignons que, dans cet ensemble, seuls les banquettes et les lits de repos sacrifient vraiment à la mode du « capiton » et sont rembourrés « à fossettes ombilicales », selon la suggestive formule de Mario Praz.

Le rôle unificateur de la couleur

Quoi qu'il en soit, ces meubles sont inséparables de l'espace pour lequel ils ont été conçus et auquel ils s'adaptent parfaitement. La dictature de l'architecte est ici totale, imposant sa conception unitaire et allant jusqu'à interdire à l'utilisateur toute tentative propre d'aménagement, toute intrusion d'un corps étranger non conçu pour l'effet d'ensemble détruisant l'équilibre obtenu. Ici, comme à Pierrefonds – qui reste le modèle constant pour Roquetaillade – le rôle unificateur de la couleur traitée en aplat et du graphisme est primordial et les deux architectes en utilisent toutes les ressources. Les murs, les plafonds, les cheminées des deux chambres sont intégralement ornés de motifs décoratifs stylisés, animaux, végétaux ou purement géométriques, écussons, inscriptions, répétition à satiété des chiffres des Galard et des Mauvezin, tous traités dans le sens du mur, et personnages (anges aux ailes tricolores pour la hotte de la cheminée de la chambre rose, de part et d'autre d'une Vierge à l'Enfant ; chasseur et son chien pour la chambre verte), le tout dans l'harmonie générale verte et rose choisie pour différencier les deux chambres. D'ailleurs, l'aménagement de ces deux pièces, encadrant au rez-de-chaussée la salle à manger, porte davantage la marque de Duthoit et son goût prononcé pour l'art sicilien ou oriental (le plafond de la chambre rose aux motifs triangulaires ou hexagonaux combinés en forme d'étoile évoque irrésistiblement l'Orient ou l'Espagne arabe) et qui trouvera sa plus éclatante expression à Roquetaillade même, après 1870, dans la décoration de la chapelle ou au château d'Abbadia, près d'Hendaye. Il ne faut pas oublier qu'une grande frise à personnages assis dans des poses vivantes et familières devait occuper la partie supérieure des murs de la grande salle du premier étage, dont nous avons gardé les projets, à l'imitation de la chambre de l'Empereur à Pierrefonds, avec sa frise supérieure, sorte de bande dessinée néo-médiévale de Berne Bellecour, représentant les scènes principales de la vie d'un jeune seigneur et qui sera également copiée pour la décoration du château voisin de Ricaud, à Loupiac, près Cadillac. Mais cet aménagement, véritable morceau de bravoure du Pierrefonds Girondin, ne fut hélas jamais terminé par suite de la guerre, du manque d'argent et de l'épuisement des Mauvezin.

L'association du décor et de l'architecture

Au-delà de cette trop rapide présentation, tenter de suggérer, sans espoir d'ailleurs d'y parvenir, la poétique saveur de cette demeure et de son décor qui se voulait sans doute « plus vrai que le vrai » et dont la richesse inventive se découvre petit à petit alors qu'opère lentement la séduction, relève de la gageure : austérité un peu rebutante dès l'abord des murailles élevées, sombre petite cour d'entrée où, déjà, apparaît la présence bientôt obsédante du cygne emblématique des Mauvezin ; lumières vertes et violettes des verrières éclairant la cage du superbe escalier blanc, ornée d'une lanterne monumentale de bronze doré, évocation en mineur et, pour le visiteur concerné, des luminaires conçus par Jank ou Hoffmann pour le Neuschwanstein de Louis II ; splendeur colorée des appartements dans la lumière changeante, parfois un peu triste, des arrières-saisons bazadaises.
Quoi qu'il en soit, et à plus d'un titre, l'oeuvre encore trop peu connue de Viollet-le-Duc et de Duthoit se révèle en tous les cas quasi unique en Bordelais – seul le château d'Abbadia, à Hendaye, soutient, à la même époque et avec les mêmes auteurs, la comparaison – et importante à plus d'un titre : par la conception d'ensemble d'un aménagement privé, la démonstration qu'architecture et décoration sont indissociablement liées – notion qui sera l'un des soucis majeurs de l'Art Nouveau (déjà sensible dans certains motifs peints de Roquetaillade), certaines inflexions du décor végétal et le leitmotiv de la spirale, l'utilisation de la couleur et de ses lois, la création, enfin, d'un mobilier original qui trouvera, comme on l'a déjà écrit, son véritable prolongement dans les réalisations de William Morris et des arts décoratifs anglais.


Fauteuil de la chambre rose, identique à celui de la chambre verte. Les cygnes remplacent ici les têtes de chiens copiées sur le Dictionnaire de Viollet-le-Duc. La chambre rose. Ce visage, sculpté à l'angle de la cheminée, montre la richesse et le raffinement du décor conçu par Viollet-le-Duc.