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Article paru en décembre 1985 dans Le Figaro

Le décorateur de Roquetaillade, c'est...
Viollet-le-Duc

PAR PHILIPPE SEULLIET

Rendu responsable des mauvais pastiches de son époque, dus le plus souvent à ses médiocres confrères, Viollet-le-Duc fut réhabilité à l'occasion du centenaire de sa mort, en 1979, par une exposition au Grand Palais. On l'y célébra comme théoricien de l'architecture de fer, précurseur de la tour Eiffel et des gratte-ciel, et comme ancêtre du fonctionnalisme (Wright, Perret) aussi bien que du modern style (Guimard, Gaudi). Et, bien sûr, comme l'auteur érudit des Dictionnaires du Mobilier et de l'Architecture, sauveteur, grâce à la protection de Mérimée et de l'impératrice Eugénie, de dizaines de châteaux et d'églises.

On sait qu'il restaura Pierrefonds, Carcassonne, Coucy, Notre-Dame de Paris, Amiens, Saint-Denis, Chartres, Reims, Vézelay. Mais qui connaît Roquetaillade, près de Bordeaux, seul monument où Viollet-le-Duc put mettre en pratique ses talents de décorateur, son projet de meubler entièrement Pierrefonds pour l'empereur ayant été abandonné après Sedan ?

Dernier rejeton d'une antique lignée de seigneurs féodaux, le marquis de Mauvesin et sa femme avaient hérité en 1860 d'une immense fortune (2 500 000 francs-or !), liée au renouveau viticole du Second Empire. Roquetaillade, presque intacte (Richelieu l'avait oubliée et la Révolution ne lui fit perdre que le haut d'une tour) était une aubaine pour ces aristocrates campagnards, qui attendaient le retour du comte de Chambord, et rêvaient, en fredonnant la romance du « jeune et beau Dunois » à un Moyen Age mythique. Tout, dans cette terre perdue d'une province de légende, où guerroyèrent Aliénor d'Aquitaine, Richard Cœur de Lion, le Prince Noir, était propice à leurs songes.

Viollet-le-Duc recrée donc mâchicoulis, ponts-levis et fenêtres à meneaux, rejointe les pierres, et cela suffit à rendre à la forteresse son aspect du début du XIVe siècle. Poète à Pierrefonds, qu'il traite comme un burg délirant de Victor Hugo, l'architecte s'efface ici devant l'austère grandeur de l'édifice. Mais pas à l'intérieur : c'est la première fois qu'il a carte blanche pour faire revivre un cadre moyenâgeux... et il en profite. Il crée d'abord, de toutes pièces, à la base du donjon, un monumental escalier à plan carré, décoré des blasons de la famille et d'animaux fantastiques, peint la voûte qui supporte un grand lustre en bronze doré de 350 kg, et fait entrer le jour par une immense verrière aux reflets violets et verts. Puis il s'attaque à la salle à manger, au rez-de-chaussée, qu'il tend de toiles peintes de feuillages annonçant les floraisons de l'Art nouveau. Edmond Duthoit, que Viollet-le-Duc surnomme « mon jeune aide de camp », supervise les travaux et peint des aquarelles très précises pour donner aux propriétaires une idée de l'effet escompté, analogues aux « conversation pieces » qui nous gardent le souvenir de Ferrières ou des appartements de la princesse Mathilde. C'est d'ailleurs Duthoit qui, à l'ombre de son maître, est coauteur des deux chambres qui s'ouvrent sur la salle à manger. L'une rose, très féminine, l'autre verte, plus virile, sont entièrement couvertes de fresques polychromes répétant, à satiété, des motifs géométriques, des signes emblématiques, des devises, des animaux, des végétaux. Sur une cheminée, un chasseur promène son chien. Sur l'autre, des anges aux ailes tricolores (ironique clin d’œil, sous un toit légitimiste, d'un républicain) entourent une authentique Vierge à l’Enfant du XIVe siècle. Viollet-le-Duc a trouvé moyen de la peinturlurer, selon sa théorie (sans doute vraie) que tout (murs et statues), au Moyen Age comme dans l'Antiquité, était polychrome : les cathédrales n’ont jamais été blanches ! Les deux chambres sont meublées d'une manière identique de lits jumeaux à baldaquins, tables, fauteuils et chaises, blancs tapissés de rose dans l'une, noirs tapissés de vert dans l'autre. Ils reprennent presque exactement des dessins du Dictionnaire du Mobilier, et sont remarquables par leurs qualités d'exécution, confort, d'imagination, d'adaptation à l’espace.

 

Le morceau de bravoure : la salle synodale

Au premier étage, Duthoit et Viollet-le-Duc prévoyaient l'aménagement de la chambre du cardinal, dont l'esquisse fait penser à un tableau de Paul Delaroche, l’Assassinat du duc de Guise. Mais surtout ils songeaient à leur morceau de bravoure, la salle « synodale » de Roquetaillade, deux cents mètres carrés, dix mètres de hauteur, dont ils voulaient faire un décor digne d'un opéra de Wagner. Ils eurent, hélas, à peine le temps de couvrir les murs de boiseries et d’une peinture rouge vif, de donner à la gigantesque cheminée baroque un digne pendant sous forme d'un énorme meuble mi-vitrine, mi-dressoir. En effet, la guerre de 1870 interrompit les travaux. Ce rêve « gothique» avait coûté fort cher aux Mauvesin : Viollet-le-Duc n'oublia jamais ses honoraires, fit travailler les meilleurs artisans de Paris, prévit le chauffage central, installa l’eau courante, construisit de superbes écuries, planta un parc magnifique. Aussi, ce n’est qu'en 1874 que Duthoit revint, pour mener à bien la réfection de la chapelle, jusqu’en 1878. Il réalisa, là encore, un petit chef-d'oeuvre : sa charpente rouge, bleu et or, son autel qui mêle les marbres polychromes, les émaux, le bronze doré, les opales, les vitraux bleu et rouge, la croix et les chandeliers émaillés, les objets du culte en vermeil, ornés d'améthystes, s'inspirant de modèles médiévaux, tout cela est d'une exceptionnelle qualité et semble venir d'un Orient arabo-byzantin.

Aujourd'hui, ce sont d'arrière-neveux de Lodoïs de Mauvesin qui possèdent Roquetaillade. Le vicomte Jean-Pierre de Baritault du Carpia, « chasseur de têtes » à Paris et ancien responsable de grandes sociétés américaines, et son épouse, sans doute la seule châtelaine professeur à Nanterre, ont pris en main, avec ses sœurs et son frère, les destinées de la vieille forteresse, comme une entreprise à sauver. Il faudrait, en effet, quatre millions et demi de francs pour assurer l'étanchéité des murs et des toits, faute de quoi, dans cinq ans, la totalité des fresques de Viollet-le-Duc sera détruite. A l’heure actuelle, dans la chapelle, celles de l'abside n'existent déjà plus.

Ils passent donc trois jours par semaine à Roquetaillade, fidèles abonnés de l'express Paris-Bordeaux, effectuant deux fois par an le voyage en voiture pour coller dans toutes les stations-service des affichettes dont ils ont dessiné le logo. Ils font de même dans les campings, hôtels, commerces et restaurants de la région, où ils ont posé vingt panneaux routiers par leurs propres moyens. Ils organisent les visites, avec l'aide de toute la famille, se spécialisant dans les groupes scolaires et les clubs du troisième âge. Ils ont créé une salle d'accueil, une buvette, une boutique où ils vendent cartes postales, tee-shirts, vins des Graves, armagnacs et pâtés.

Ils envisagent d'ouvrir en 1986 leur cave pour des cours d'œnologie, et en 1987, cinq salles supplémentaires. Ils organisent des expositions de mannequins de cire, des manifestations d'art contemporain, des concerts classiques, des pièces de théâtre, des spectacles équestres. Ils louent le château pour des mariages, des réceptions, des dîners aux chandelles, des congrès, des films : on y a tourné Fantomas contre Scotland Yard, avec Jean Marais, les Séducteurs, avec Roger Moore, et la Poupée sanglante, feuilleton T. V. Ils sont en pourparlers avec des agences de voyages américaines pour des accueils « prestigieux et personnalisés ». Ils projettent d'ouvrir un « éco-musée », reconstitution vivante, en costumes, d'une métairie de 1850, sponsorisés par un grand industriel français. Ils organisent des conférences : en juillet 1986, Jeanne Boulin (la Chambre des dames) parlera de la vie au Moyen Age dans un château fort. Ils tentent de convaincre E.D.F de supprimer cent quatre-vingts poteaux qui enlaidissent les alentours de la forteresse. Ils sont à l'origine d'un projet d'une « route des châteaux » dans la région. Ils envisagent même de créer un hôtel de vingt chambres, avec golf, tennis, piscine, village artisanal.

Ces châtelains bien de leur temps sont délégués pour la Gironde de la Demeure historique, et ils ont créé une Association des amis de Roquetaillade, qui compte parmi ses membres, Harold MacMillan, le préfet Doublet, des académiciens, des acteurs, des universitaires, des hommes politiques. Mais le vicomte de Baritault préfère sa « base », qui est à 8/10 populaire : les gens du village l'aident à nettoyer le parc (en projet de restauration, si le ministère de la Culture voulait bien le classer...), les Girondins de Bordeaux vont bientôt jouer gratuitement pour contribuer à sauver la chapelle et l’an prochain une sélection de rugbymen du Sud-Ouest affrontera une équipe d'Oxford... peut-être défendue par la vicomtesse, qui est anglaise !

« Peut-être arriverons-nous ainsi, dit le vicomte, à sauver cette demeure et son décor qui, se voulant plus vrai que nature, nous plonge dans les songes du rêveur XIXe siècle, qu'évoquait si bien notre proche voisin de Malagar, François Mauriac. »

Roquetaillade de nuit