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Article paru en avril-mai 1990 dans VOGUE DECORATION

ROQUETAILLADE MISE EN SCÈNE PAR VIOLLET-LE-DUC

Tout près de Sauternes, une forteresse médiévale posée sur un tertre : Roquetaillade. Viollet-le-Duc en signa la réhabilitation. C'est lui, aujourd'hui, que l'époque réhabilite.

par Patrick LAMARQUE
Photos Jacques DIRAND

 

La façade rénovée par Viollet-le-Duc Un détail de fresque de la salle à manger

Qui vit clans un décor ou chaque objet a été choisi de volonté délibérée sait combien ceux-ci peuvent gouverner un mode de vie. Imaginez que vous "habitiez gothique", dans un château médiéval construit du temps des papes français d'Avignon, puis réhabilité par Viollet-le-Duc, et songez combien vos gestes les plus quotidiens s'en trouveraient transformés.
L'idée du décor, Viollet-le-Duc en est familier : il l'explore à travers son "Dictionnaire raisonné du mobilier français", la met en oeuvre à Notre-Dame de Paris, à Pierrefonds et à Carcassonne. Mais Roquetaillade lui offre l'occasion de développer ses rêves de pierre, non pas dans un monument public mais pour agrémenter l'habitat. Ses clients, comme l'écrit un chroniqueur,-"n'exigent ni restitution, ni rigueur archéologique mais veulent un cachet gothique et surtout ne pas étouffer à l'intérieur, prisonniers de leur château. Ils veulent de l'air, de la lumière, regarder leurs terres... mais dans un décor féodal."
Dans ce château fort aux allures de maison, tout est décor. Les entrelacs de vignes peints à fresque, les boiseries, les sculptures (comme, dans la chambre verte, ce visage de femme rougissante se détournant du lit). Les tissus aussi, et le mobilier, spécialement créés à Paris. Roquetaillade se veut la fête champêtre d'un art de vivre aimable et serein, profondément bordelais, en somme.
Mais cette manière de créer un "look" nous parle comme un décor contemporain. Car aujourd'hui aussi, l'air du temps c'est l'apparence, le style organisé comme un signe provisoire appelé à durer l'espace d'une saison. Actuel aussi, le souci de créer des meubles à l'unité et, avec lui, une attention particulière aux métiers d'art. Mais c'est à Viollet-le-Duc et à l'Anglais William Morris qu'on doit la première réhabilitation de ces activités. Intronisées dans la chevalerie des beaux-arts, elles ouvriront la voie à l'Art nouveau au tournant du siècle puis, entre les deux guerres, à l'Art déco, à Gallé et à Ruhlmann. Pareil goût pour le décoratif se retrouve au même moment aux États-unis. C'est alors l'époque des multiples "revivals" (grec, gothique, baroque, Renaissance italienne...). En Europe, le mouvement se cristallise autour du néogothique. Néo-gothique à la française, naturaliste, ornementé, soucieux de la perfection du détail, chez Viollet-le-Duc, ou néo-gothique à l'anglaise, plus raide, austère, essentiel, avec William Morris, puis l'Écossais Mackintosh. Aujourd'hui à nouveau, après le long règne des formes épurées, commencé dès les années vingt autour du Bauhaus, on en revient au décoratif, au plaisir des yeux et à celui du bel objet. Le meuble devient une chose en soi, qui cesse d'être "intégrée" dans le contexte du mur, pour se poser dans l'espace. Mais Roquetaillade raconte aussi l'histoire d'une relation sensible entre l'artiste et ses mécènes. Ainsi, à l'été 1867, les Mauvesin, propriétaires du château, partent en voyage à travers la France, à la découverte des oeuvres de "leur" artiste. On les retrouve à Grenoble, puis en Avignon, pour finir, bien sûr, par Carcassonne. Et lorsque, le 2 février de l'année suivante, l'architecte s'arrête sur le chemin de la cité languedocienne, le bon Lodoïs de Mauvesin, soudain alité, laisse son épouse accueillir seule le grand homme puis l'accompagner jusqu'au château pour constater l'avancement du chantier et s'extasier avec lui deux jours durant. A son retour, l'époux se remet instantanément sur pied. Ces délicieux Bordelais appartiennent à un monde fluide et mouvant, singulièrement proche du nôtre, comme si la fin des deux siècles répétait la même histoire. Doit-on alors considérer de tels moments comme de nouvelles Renaissance, au cours desquelles les civilisations retrouvent des fondations par un retour sur leurs origines ? A y regarder de près, on sent plutôt les esprits sensibles aux multiples craquements de l'époque, aux espoirs et aux peurs qu'ils charrient, bien plus qu'à un mouvement qui les porterait vers l'avant. Viollet-le-Duc écrit ainsi, dans son "Dictionnaire raisonné du mobilier français" : "Chacun sent instinctivement que le vieux monde craque de toutes parts (...). Nous sommes dans le temps des innovations en toutes choses ; mais nous inventorions le passé, parce que nous sentons qu'il nous échappe." Et si ces démarches, hier comme aujourd'hui, visaient surtout à nous rassurer ? D'autant que, parallèlement, on assiste à des tentatives de regrouper symboliquement le bouillonnement ambiant. Ainsi, les grandes expositions qui fleurissent dès 1851, dans un esprit qui se veut universel, même s'il paraît, à nos yeux, fortement coloré d'ethnocentrisme. Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas enclins à de telles tentations, lorsque nous nous livrons à l'esthétique du collage culturel ou que nous multiplions les expositions bilans à ambition mondiale ? Évidemment, les lieux du symbole ont évolué mais les faits demeurent, têtus. Pourtant, avec ses allures conservatrices, adaptées à son époque inquiète, Viollet-le-Duc n'en est pas moins un artiste doué d'un véritable imaginaire, exigeant et, en même temps, ouvert aux solutions les plus modernes. En témoigne la cuisine de Roquetaillade, "d'esprit" parfaitement gothique mais où, pour valoriser la pureté des volumes du "piano", Viollet-le-Duc n'a pas hésité à recourir aux techniques les plus avancées à sa disposition pour extraire les fumées par en dessous. Dire que le système fonctionne parfaitement serait exagéré. Mais il fallait l'oser entre les murs épais de cette forteresse. Et, pour oser, il fallait avant tout aimer la vie, l'aimer à la folie pour lui préparer un écrin aussi soigné, alors même qu'on la sentait si précaire, si menacée.

la salle à manger avec sa desserte de chêne et ses chaises en chêne et cuir ; sur la table, argenterie Directoire.
Un détail des fresques de la chambre verte. Comme dans tout le château, elles sont peintes sur toile marouflée.

Roquetaillade est ouvert au public tous les après-midi, de Pâques à la Toussaint. Situé à une trentaine de kilomètres au sud de Bordeaux, près de Langon, il est accessible par l'autoroute A62 (sortie Langon). Château de Roquetaillade, Mazères, 33210 Langon.


La chambre verte doit beaucoup à Duthoit. Mais Viollet-le-Duc a dessiné les meubles en poirier noirci, réalisés par les ébénistes Tricot et Jeancourt. Les accoudoirs des fauteuils à tête de lévrier reprennent le dessin du trône de Charles V.